Contexte
Intensification et développement du marché des plantes médicinales chinoises
Ces dernières années, avec le renouveau et la diffusion à l’échelle internationale de la Médecine Traditionnelle Chinoise, l’augmentation de la demande en plantes médicinales traditionnelles a progressivement conduit à la raréfaction des ressources naturelles (cueillette sauvage exagérée combinée à une dégradation globale des écosystèmes) et à l’extension des cultures dédiées, obligées de s’intensifier (remplacement des rotations par des cultures continues) et de s’étendre au delà des terroirs traditionnels (Daodi) afin de pouvoir fournir le marché.
« La qualité des herbes chinoises est instable. Actuellement, le marché des herbes chinoises est composé de différentes variétés, y compris des variétés sauvages, des variétés semi-sauvages, des cultures sauvages, des variétés cultivées, des variétés terrestres authentiques, des variétés introduites de différents endroits, etc. «
» La plupart des matériaux de la MTC copient le mode agricole à haut rendement ; cependant, la réalité est que les variétés cultivées se sont adaptées au mode à haut rendement après des milliers d’années de transformation génétique, tandis que la recherche et le développement des herbes médicinales sont insuffisants pour soutenir le mode à haut rendement […] l’application du mode agricole à haut rendement a causé des problèmes majeurs tels qu’un rendement élevé mais une faible qualité, des résidus de pesticides excessifs et des obstacles à la culture continue dans la production d’herbes chinoises. «
» Environ 70% des plantes médicinales chinoises à racines sont des plantes vivaces à croissance lente qui mettent de nombreuses années à atteindre la maturité reproductive ; ces plantes [sauvages] sont généralement confrontées à des obstacles à la régénération plus ou moins importants. En outre, la plupart des plantes médicinales ne sont pas résistantes aux engrais… «
Aspects de la filière agricole des plantes médicinales
Cela conduit à l’apparition de nouveaux enjeux dans l’histoire de l’herboristerie traditionnelle chinoise, où on peut observer des phénomènes combinés :
- une évolution des pratiques culturales :
- augmentation des surfaces cultivées ;
- abandon d’une polyculture alternée au profit d’une monoculture continue avec intrants ;
- mise en place de culture mécanisées sur de très grandes surfaces, parfois hors des terroirs traditionnels (Daodi).
- une série de crises productives :
- perte de biodiversité (sauvage et cultivée) et destructions des symbioses avec l’environnement naturel (parfois paradoxalement nécessaires pour assurer la survie des espèces ou la production des métabolites recherchés) ;
- depuis 2020 : la période COVID a provoqué une chute des approvisionnements puis une pénurie d’engrais a engendré une chute de production.
- nouvelle phase de domestication avec deux tendances parallèles :
- d’une part, la multiplication de lignées aléatoires due à une utilisation de souches disparates (différentes des cultivars et populations traditionnelles reconnues) par une nouvelle catégorie de cultivateurs “opportunistes” hors des régions traditionnelles ;
- d’autre part, une pression sélective forte adaptée à l’industrialisation des cultures (lignées pures, variétés hybrides F1, multiploïdie stérile, etc.), à de nouveaux sols (agraires, pauvres, pollués), à la mécanisation et aux rendements rapides (un cultivar par forme de commercialisation), de manière très similaire à l’évolution des espèces agricoles au cours du XXème siècle (ex. : blé, maïs, etc.).
Cette situation inédite dans l’histoire des plantes médicinales, combinant une tradition empirique extrêmement détaillée et une tendance à l’industrialisation d’une agronomie intensive, nous permet d’observer des tendances et des enjeux similaires à ce qu’a pu vivre l’agriculture vivrière dans aux cours de la révolution industrielle en Europe, puis après tout autour du monde (voir cet article).
Pour bien comprendre les évolutions induites par la combinaison de toutes ces tendances, il est nécessaire de rappeler quelques concepts essentiels.
Agronomie industrielle vs. agro-foresterie diversifiée
La période actuelle, amorcée au début des années 2000 avec le développement de la génétique et amplifiée à partir de 2015 (voir cet article), est caractérisée en Chine par la scientifisation et l’industrialisation de la filière agricole des plantes médicinales. On peut voir émerger depuis une dizaine d’années des directions de développement apparemment contradictoires concernant la sélection et la culture de ces plantes.
D’une part, pour suivre l’accélération et l’amplification de la demande de plantes médicinales, la plus grande partie des surfaces de chaque terroir traditionnel (Daodi) a été dévolu à la culture des plantes médicinales au détriment des cultures vivrières ou des culture de rotation destinées à régénérer les sols et éviter les pathogénies végétales.
Face à la saturation des terres disponibles sur ces terroir traditionnel, on observe la mise en place d’une agriculture intensive qui tente de s’affranchir des “bonnes pratiques traditionnelles” en privilégiant, par exemple, des cultures continues avec apport de fumure et traitements sur la même parcelle plutôt que des rotations sanitaires en polyculture sur plusieurs parcelles. En pratique, cela conduit à l’appauvrissement écologique des parcelles qui accumulent les déséquilibres du sol, avec des cultures qui nécessitent plus de traitements phytosanitaires.
A défaut d’espace disponible, l’extension des zones de culture en dehors des terroirs traditionnels est devenu nécessaire, avec l’enjeu de retrouver des conditions géo-climatiques similaires et/ou d’adapter les souches traditionnelles de plantes à de nouveaux terroirs sans en perdre les propriétés recherchées. Dans cette optique, la recherche génétique et agronomique moderne apporte les ressources théoriques et technologiques nécessaires pour identifier les souches traditionnelles les plus prometteuses et les multiplier dans des programmes de sélection variétale contrôlée.
D’autre part, de manière plus ponctuelle et dans un moindre mesure, certains cultivateurs participent à préserver une production de très haute qualité en développant ou la réinventant une agriculture écologique diversifiée et multi-étagée de plantes médicinales (au pluriel !), à l’écoute des pratiques ancestrales et en accord avec les besoins des éco-systèmes (voir par exemple : https://www.youtube.com/@ShanKeLinGe). Ces “forêts médicinales” tirent partie des caractéristiques particulières d’un lieu pour produire, sur plusieurs strates végétales, une diversité de plantes médicinales complémentaires tout en privilégiant un renouvellement naturel et une évolution dynamique des populations végétales. Une contribution scientifique, également moindre en volume, est progressivement issue de ces pratiques agroécologiques pour tenter d’apporter des solutions aux déséquilibres de l’agriculture intensive sus-citée : symbioses, amendements organiques, biodiversité etc.
Ces deux tendances, comme nous l’avons évoqué, ne sont pas sans rappeler les enjeux de l’agriculture vivrière mondiale, entre sélection variétale normative “en laboratoire” ex-situ, produisant le plus souvent du matériel végétal breveté, et sélection de populations dynamiques in-situ fondées sur la capacité des plantes à évoluer « librement » d’elle-même, avec échanges de matériel génétique et de savoir-faire de proche en proche entre agriculteurs.
Domestication des plantes et pression évolutive
Ainsi, dans ce contexte, on constate qu’une pression évolutive s’applique sur l’ensemble des espèces de plantes médicinales, due à la combinaison de trois aspects :
- la nécessité de s’appuyer sur les souches domestiquées historiques, sélectionnées dans les terroirs traditionnels (Daodi), pour définir les profils génétiques (analyse génomique des chloroplastes) des variétés « médicinalement actives » (au sens de la Pharmacopée Chinoise) ;
- la volonté de développer des variétés commerciales hyper-sélectionnées, formatées pour une besoin précis (ex. : extraits normalisés d’un composé précis, plantes sèches à découper, plantes en vrac pour la lyophilisation) afin de soutenir l’intensification de la filière agricole ;
- le besoin de disposer de souches sauvages comme réserve de biodiversité résiliente face aux évolutions climatiques à venir (anticipation de déplacement des zones de culture favorables) et à l’appauvrissement des espaces naturels.
Détaillons ensemble ces trois aspects.
Sources sauvages, domestiquées, cultivées
Souches domestiquées historiques
Nous avons vu (dans cet article) que les plantes médicinales chinoises sont souvent des variétés de plantes domestiquées issues d’espèces très cosmopolites (il arrive parfois, mais plus rarement, qu’il s’agisse d’espèces endémiques très spécifiques) qui ont acquis leur “caractère médicinal” après avoir été cultivées pendant plusieurs siècles dans des terroirs délimités, reconnus pour mettre en valeur leur propriétés thérapeutiques. Vraisemblablement, ces terroirs traditionnels (Daodi) combinent des conditions de sol, de climats et d’écosystèmes symbiotiques (bactéries, champignons, etc.) qui amplifient la production de certains métabolites de la plante. Ces caractéristiques bio-chimiques ont été reprises dans la Pharmacopée Chinoise comme critères de références. En complément, la mise en place de traditions et de filière économiques de production a permis la transmission de savoir-faire indispensable à la culture, la récolte et la transformation de ces plantes cultivées en produits médicinaux de qualité.
Contrairement à la tradition clinique de la médecine chinoise, qui a été longuement diffusée au cours des siècles par de nombreux ouvrages, cette tradition agricole, riche de détails pratiques, était encore peu documentée au delà des zones de production traditionnelles (Daodi) et, comme beaucoup de savoirs paysans, laissaient encore une grande place à la transmission directe par la pratique, agrémentée parfois par certains aspects secrets de confréries.
D’un côté, cela a permis la conservation des savoirs-faire et des variétés cultivées au plus près des terroirs traditionnels (Daodi) tout au long de l’histoire. D’un autre côté, la réputation clinique et commerciale des produits médicinaux issus de ces terroirs traditionnels à parfois engendré une érosion des populations sauvages (soit par remplacement de leur milieu naturel par des cultures, soit par épuisement des populations par cueillette sauvage, soit par prédilection de certaine espèces au détriment d’autres similaires) puis à une domestication plus ou moins exacerbée de ces plantes qui ont parfois disparues de leur milieu naturel.
Par exemple : Angelica sinensis (Oliver) Diels 当归 Dāng Guī (Angélique de Chine), source de 当归 Dāng Guī Radix Angelicae sinensis, était considérée jusqu’à il y a peu comme une plante cultivée éteinte dans son milieu naturel, jusqu’à ce que quelques stations soient découvertes dans des montagnes reculées en 2014 et leur génétique réintégrée à la biodiversité cultivée.
Diversité, terroirs, alternatives locales
La Pharmacopée Chinoise moderne, en tant qu’ouvrage de référence, s’est construite à partir des connaissances cliniques empiriques accumulées par la pratique et l’expérience, dans un effort combiné des cultivateurs et des médecins. Cette connaissance a d’abord été recueillie et transmise (en plus ou moins grande partie) par les médecins antiques, auteurs d’ouvrages devenus classiques de référence avant d’être complétée par les médecins modernes à partir de la fin du XXème siècle et synthétisé pour produire les versions successives de la Pharmacopée Chinoise.
Cependant, il existe de nombreux autres usages et pratiques de cueillette transmis au seins aux cours des siècles par les “populations locales” qui n’ont pas toujours été recensés dans les livres de médecine largement diffusés, et qu’il est difficile de se représenter avec certitude. Cela peut concerner l’utilisation, pour des usages cliniques similaires, de plantes différentes qui ne sont pas issues des terroirs traditionnels (Daodi) , ou l’utilisation des plantes identiques mais pour d’autres usages cliniques ou alimentaires, parfois transformées différemment (partie utilisé, processus post-récoltes).
Par exemple :
- bien que la Pharmacopée Chinoise ne recense que deux espèces particulières comme source de 柴胡 Chái Hú (B. chinense et B. scorzonerifolium), il est réputé que la plupart la plupart des espèces du genre Bupleurum (Chai Hu) sont utilisables comme plantes médicinales (hormis quelques rares espèces hépatotoxiques).
Plus récemment, la recherche scientifique chinoise et internationale permet de (re-)découvrir et de valider des usages cliniques jusque-là inexplorés pour des plantes autrefois peut utilisées ou nouvellement introduites en Chine (ex. : plantes aromatiques occidentales) ou pour des parties végétales ou des composés encore non référencés dans la Pharmacopée Chinoise mais issus de plantes qui en font partie.
Par exemple : Les parties aériennes de Scutellaria baicalensis Georgi, plante de la famille des Lamiaceae source de 黄芩 Huáng Qín Rhizoma Scutellariae baicalensis (Rhizome de Scutellaire du Baïkal), ne sont pas référencées dans la Pharmacopée Chinoise comme source d’un produit médicinal particulier. Cependant, la recherche explore les composés obtenus par distillation et démontre des similitudes avec les autres espèces de Scutellaires ou d’autre espèces de la même famille.
Source : https://doi.org/10.1177/1934578X211025930
Substitution spontanée du marché
Dans un contexte de pénurie, ces espèces espèces alternatives peuvent spontanément se substituer aux espèces sources “officielles”de plantes médicinales (référencées dans la Pharmacopée Chinoise) dans la pratique familiale ou sur les marchés de substances médicinales.
Par exemple :
Conioselinum smithii (H.Wolff) Pimenov & Kljuykov [syn. : Ligusticum jeholense Nakai et Kitag.] source de 藁本 Gǎo Běn Ligustici Rhizoma et Radix cultivée dans un terroir traditionnel (Daodi) du Sichuan, est actuellement remplacé en large partie sur les marchés par Seseli condensatum (L.) Rchb.f. [syn. : Conioselinum vaginatum (Spreng.) Thell], Conioselinum tenuissimum (Nakai) Pimenov & Kljuykov [syn. : Ligusticum tenuissimum (Nakai) Kitag.], Sium suave Walter et Conioselinum acuminatum (Franch.) Lavrova [Ligusticum acuminatum Franch.], plantes sauvages cueillies dans le Xinjiang et le Gansu, botaniquement proches, morphologiquement similaires et cliniquement relativement équivalentes.
Source : https://doi.org/10.3389/fpls.2019.00429
Sélections de souches productives
Objets et objectifs de la recherches agricole
Les variétés domestiquées de plantes médicinales ont été sélectionnées au cours des siècles de culture par l’attention portée à multiplier les souches les plus adaptées à la fois pour la culture (adaptation aux conditions locales, résistance aux maladies, facilité de cueillette et de conservation etc) et pour leurs usages pharmacologiques escomptés (efficacité clinique au regard de l’objectif thérapeutique, aptitude à la découpe et à la transformation, facilité de stockage et de transport etc.)
Il en ressort que, même si la légende privilégie souvent l’image du cueilleur solitaire dans sa montagne, les caractères génétiques, phénotypiques et métaboliques de ces populations cultivées par de communautés de paysans diffèrent des populations sauvages.
De même, les variétés sélectionnées dans deux terroirs traditionnels (Daodi) différents n’exprimeront généralement pas les mêmes caractères, ni ne seront destinées à des utilisations cliniques exactement similaires.
Exemple :
- Pogostemon cablin (Blanco) Benth. (source de 关藿香 Guān Huò Xiāng Herba Pogotsemoni) : le patchoulol et la pogostone sont les constituants dominants. Les herbes Daodi sont produites à deux endroits différents. Le produit cultivé à Shipai (dans la ville de Guangzhou, province du Guangdong, SP) et à Gaoyao (dans la ville de Zhaoqing, province du Guangdong, GY) différait du produit cultivé dans la province de Hainan (HN) et dans la ville de Zhanjiang (en Province du Guangdong, ZJ) non seulement en termes de quantité totale d’huile volatile mais également en termes de génotype. Selon la composition de l’huile volatile, P. cablin est divisé en deux chémotypes : les cultivars SP et GY appartiennent au type pogostone, tandis que les cultivars HN et ZJ appartiennent au type patchoulol. La divergence de séquence des gènes d’ARNr matK et 18S parmi 6 échantillons de P. cablin provenant de différents endroits est corrélée aux régions de culture et aux chémotypes intraspécifiques des huiles essentielles.
Source : https://doi.org/10.1186/s13020-020-00367-1
Études génomiques
Afin d’établir de manière scientifique les bases génétiques et phénotypiques (forme, composés produits) permettant d’établir les différences entre les espèces de plantes médicinales sauvages et leur variétés cultivées, une campagne d’analyses phylogénétiques et de taxonomie cladistique des populations a été menée pour pratiquement chaque espèce de plante médicinale.
Ces analyses permettent d’établir une nomenclature détaillée des différences entre populations sauvages et populations cultivées, mais également d’établir des quantifications concernant les métabolites produits par les variétés médicinales cultivées comparées aux espèces sauvages non médicinales.
Cela servira ensuite de point de référence pragmatique pour :
- établir des normes de qualité des substances médicinales basées sur des critères physico-chimiques objectifs ;
- inventer des processus de tri et de certification automatisés (nez artificiels, analyse d’image) afin de perfectionner les filières d’approvisionnement en plantes médicinales brutes ou transformées ;
- fixer des objectifs de sélections variétales garantissant aux cultivateurs des souches capable d’atteindre ces normes de production.
Exemples :
- https://doi.org/10.1248/bpb.29.315 /
- https://doi.org/10.3389/fpls.2022.764255
- https://doi.org/10.1016/j.indcrop.2023.116974
Mouvements de dispersions et arbres phylogéniques
On constate au regard des ces études que les regroupements ou différentiations d’usages cliniques dans des déclinaisons de produits médicinaux où plusieurs espèces sources sont admises correspond le plus souvent à des regroupements d’espèces ou de populations les plus proches génétiquement et/ou géographiquement.
Exemple : les appellations 川贝母 Chuān Bèi Mǔ, 浙贝母 Zhè Bèi Mǔ, 伊贝母Yī Bèi Mǔ, 平贝母 Píng Bèi Mǔ désignent des plantes de différentes espèces réparties en clades cohérents sur des zones géographiques distinctes. Il est possible de retracer l’évolution phylogénétique de ces espèces pour retracer leur cheminement dans les vastes espaces géographiques trans-continentaux au cours des âges, et d’imaginer les processus de dispersion et de spéciation qui les ont conduits à l’émergence de nouveaux clades dans des conditions différentes. Ainsi,伊贝母Yī Bèi Mǔ et 平贝母 Píng Bèi Mǔ correspondent à des espèces issues de clades anciens, aujourd’hui répartis dans les région Nord du territoire chinois, alors que 川贝母 Chuān Bèi Mǔ correspond à des espèces plus récentes dans l’arbre phylogénique, et peuple aujourd’hui les zones de montagne qui ont été le plus récemment reconquises par la végétation suite à la dernière glaciation (plateau tibétain, Himalaya).
Source : https://doi.org/10.3389/fpls.2022.764255
Préférences historiques, culturelles et réussites commerciales
Pour un certain nombre de produits médicinaux décrits dans la Pharmacopée Chinoise, il existe de nombreuses espèces de plantes issues du même genre botanique (ou proches) réparties partout sur le territoire asiatique et utilisées soit par des populations locales, soit dans d’autres pharmacopées officielles basées sur les fondements de la Médecine Traditionnelle Chinoise (Japon, Corée, Vietnam, etc).
Il convient à ce stade de se demander si, en dehors des variétés cultivées dans les terroirs traditionnels (Daodi), tout ou une partie seulement de ces espèces peuvent être utilisées pour un usage clinique officiel ou famillial.
Exemples :
- Bupleurum chinense De Candolle et Bupleurum scorzonerifolium Willdenow sont les deux seules espèces sources de 柴胡 Chái Hú Radix Bupleuri (Racine de Buplèvre de Chine) référencées par la Pharmacopée Chinoise. Cependant, presque toutes les autres espèces du genre Bupleurum sont répertoriées dans la littérature comme substituts régionaux au produit médicinal 柴胡 Chái Hú Radix Bupleuri ou à d’autres usages médicinaux locaux, à l’exception notoire d’un petit nombre d’espèces toxiques (par exemple : Bupleurum longeradiatum Tourtchaninov) qui peuvent entraîner une « attaque toxique » si elles sont malencontreusement utilisées comme substituts. Le genre botanique Bupleurum est facilement reconnaissable à ses feuilles simples et à ses bractées et bractéoles bien visibles. Les espèces du genre Bupleurum (180 espèces recensées dans le monde, 42 en Chine dont 22 endémiques) sont cependant difficiles à identifier en raison de la grande variation morphologique au sein de chaque espèce, souvent répartie sur de vastes répartitions géographiques. De nombreuses espèces de Bupleurum sont difficiles à caractériser, comme le montrent les classifications complexes où tous les rangs taxonomiques possibles ont été utilisés. Plusieurs taxons sont répertoriés uniquement à partir de quelques collections, et il est probable que les travaux futurs en phylogénétique réduiront le nombre d’espèces.
Ainsi, il est interessant de se demande quels événements ou accidents historiques, commerciaux, culturels ou littéraires ont favorisé certaines espèces au cours des longues périodes qui ont mené d’une utilisation locale empirique d’herbes médicinales sauvages à l’établissement d’une herboristerie stucturée, tant sous ces aspects théoriques qu’agricoles et commerciaux.
Par exemple :
- On observe que Aconitum carmichaelii Debeaux 川烏头 / 川乌头 Chuān Wū Tou (Aconit du Sichuan), plante vivace géophyte source de 附子 / 附子 Fù Zǐ Radix Aconiti lateralis (Racine d’Aconit du Sichuan et de 川烏 / 川乌 Chuān Wū Radix Aconiti (Racine centrale d’Aconit du Sichuan), pourrait théoriquement être substituée par n’importe quelle espèce du genre Aconitum, mais l’observation et la pratique semblent confimer que cette espèce a peut-être simplement été favorisée plus que les autres sur la base des caractères morphologiques de ses grosses racines charnues faciles à récolter et à multiplier.
- Une question en suspend : dans la Pharmacopée Chinoise, cinq espèces d’Epimedium (淫羊藿 Yín Yáng Huò) sont reconnues comme source de matière médicinale, mais ces cinq espèces sont toutes différentes en terme de morphologie et de cycle de croissance. A ce jour, nous n’avons pas encore pu obtenir l’information avec certitude si cela représente l’ensemble des espèces d’Epimedium ou si ces cinq espèces seulement contiennent les métabolites recherchés, ou bien encore si ces celles-ci sont les « heureuses élues » car historiquement présentes sur les terroirs favorables, et donc sélectionnées puis citées en conséquence.
Enjeux de préservation et dynamique des populations
Impacts de la domestication des plantes
La mise en culture et la sélection variétale issue de matériel génétiques provennt de plantes sauvages (ce qui est le cas pour l’ensemble des cultures vivrières et médicinales partout dans le monde) peut induire de nombreux impacts sur les populations naturelles :
- d’une part, lors de la sélection de plantes de départ particulières (selon des critères pertinents au regard de leur usage) au sein d’une population naturelle en constante évolution en vue de leur domestication, l’emport d’un échantillon restreint privilégie seulement une partie (« aléatoire ») de la diversité génétique de la population d’origine ;
- d’autre part, lors de la culture, la sélection de cultivars ultérieure privilégiant certains critères à partir de cette première sélection engendre à nouveaux des pertes de diversité génétique (exacerber un caractère se fait toujours au détriment d’un autre), avec à l’extrême la création de « lignées pures » stables mais fragiles (caractéristiques du modèle agro-industriel intensif).
Brassage des populations
En favorisant certaines combinaisons de caractères par la sélection d’une souche particulière dévolue à la culture, une partie de la diversité génétique d’origine peut être défavorisée et tendre à disparaître, ce qui élimine avec elle des caractères qui seront à jamais perdus.
Pour cette raison, les terroirs de plantes cultivées conservent traditionnellement toujours une petite part de plantes sauvages à proximité des cultures pour permettre un contact génétique constant des pieds-mères, porteurs de semences à venir, avec les populations naturelles afin d’éviter un affaiblissement des variétés cultivées face aux mutations des pathogènes et aux évolutions climatiques (cf. « Le bon grain & l’ivraie »). De même, les bonnes pratiques agricoles ont toujours favorisé les échanges de graines entre producteurs afin de conserver un dynamisme des populations (cf. Réseau Semences Paysannes).
Friction entre populations sauvages et cultivées
Ainsi, de même qu’avec les plantes vivrières ou l’élevage, la pression économique qui s’exerce actuellement sur les espèces de plantes médicinales engendre un phénomène ambigu dans les dynamiques de populations végétales :
- L’appauvrissement, le morcellement et l’isolement des zones de croissance de plantes sauvages, du à l’érosion géographique des ces surfaces (pour diverses raisons : urbanisation, changement climatique, agriculture, etc.), entraîne une perte de biodiversité naturelle ;
- paradoxalement, une possibilité de diffusion et de brassage génétique inouïs de souches domestiquées (et/ou sauvages) est désormais rendue possible à large échelle (parfois plus large que la zone de croissance sauvage d’origine) grâce aux moyens de transport modernes permettant les échanges de matériel génétique d’une région à une autre.
Conscient de ces enjeux, les institutions étatiques mettent progressivement en place des programmes d’étude et de protection de la biodiversité naturelle.
Par exemple :
- L’étude des population sauvages et cultivées de Scutellaria baicalensis Georgi 黄芩 Huáng Qín (Scutellaire du Baïkal), source de 黄芩 Huáng Qín Rhizoma Scutellariae baicalensis (Rhizome de Scutellaire du Baïkal), a observé la diversité génétique de nombreux échantillons de population sur l’ensemble du territoire chinois. Il apparaît que si les populatins cultivées ne represésentent qu’une fraction de la diveristé génétique des populations sauvages, ces populations cultivées nombreuses conservent une diveristé génétique relative qui, bien que réduite par rapport aux populations sauvages, est rebrassée en chaque lieu de culture par les échanges et l’apport constant de nouvelles de semences.
Source : cf. http://dx.doi.org/10.1186/1471-2156-11-29
Réserve de biodiversité résiliente
En complément des dynamiques anthropiques citées ci-dessus, une troisième dynamique peut s’établir plus ou moins largement au niveau des zones de friction entre populations sauvages et populations cultivées, ce qui engendrent alors un re-brassage génétique parfois complexe au sein de populations sauvages qui étaient en cours de divergence évolutive (processus de spéciation). Cela conserve ainsi l’existence de poches de métissage, empêchant alors quelque peu le processus de spéciation de s’accomplir jusqu’à un stade de divergence irrémédiable.
Exemple : le genre Atractylodes (术 Zhù) en particulier le clade « nordique” source de 苍术 Cāng Zhù, est une population de plantes sauvages en voie de dispersion géographie et de divergence génétique. Les botanistes travaillent depuis les années 1950 pour classer des populations encore non complètement différentiées (A. lancea, A. chinensis, A. koreana, A. japonica). Cette tâche reste encore difficile au regard de la variabilité morphologique et de la capacité persistante des différentes sous-espèces en cours de spéciation à s’hybrider (une espèce est généralement déterminée à partir du stade de la différenciation reproductive). Cependant, cet « ordre naturel » (la divergence évolutive des plantes sauvages) est aujourd’hui complètement chamboulé par l’intervention humaine de mise en circulation de semences de plantes cultivées ou cueillies dans la nature, provoquant un re-brassage génétique des populations et un déplacement de celles-ci parfois loin de leurs zone d’origine.
Sources : http://dx.doi.org/10.1093/aob/mcac059
Prospective d’évolution climatique et déplacement des zones de culture favorable
Une partie de la recherche scientifique sur les plantes médicinales chinoises se concentre également sur la modélisation mathématique des conditions écologiques favorables à la survie des espèces de plantes médicinales et de leurs espèces voisines.
Cela implique plusieurs choses :
- bien appréhender les conditions favorables des terroirs traditionnels (Daodi) ainsi que les limites extrêmes de développement des espèces ;
- définir des hypothèses d’évolutions climatiques à plusieurs variables ;
- considérer ou non une certaine rigidité à court terme dans la dynamique adaptative des plantes ;
- accepter l’hypothèse indispensable que les réalités écologiques locales peuvent être translatées dans l’espace géographique sans modifications notables (ce qui reste à démontrer).
Bien que ces projections ne reflètent que des alternatives possibles d’évolution de la réalité, les résultats des ces études conduisent à des conclusions divergentes et complémentaires.
D’un côté, les rendus de simulation alertent sur les risques à plus ou moins court terme d’une érosion géographique des zones favorables, ce qui impose alors soit :
- la transformation et l’adaptation des variétés traditionnelles ;
- le déplacement des zones de production ;
- le report vers de nouvelles espèces aux propriété relativement équivalentes.
D’un autre côté, cela permet parfois de découvrir de nouvelles régions de culture optimale auparavant ignorées, équivalentes ou proches des conditions des terroirs traditionnels (Daodi). Ces zones nouvellement découvertes par modélisation mathématique sont actuellement privilégiées dans les politiques d’extension des zones de culture dédiées.
Exemple :
- La région favorable pour la production de Codonopsis pilosula (Franchet) Nannfeldt 黨參/党参 Dǎng Shēn (Ginseng du pauvre), source de 黨參 / 党参 Dǎng Shēn Radix Codonopsis (Racine de Ginseng du Pauvre), a été caluclé d’après un modèle mathématique facteurs écologique et le résultat confirme une zone situé sur les bassins amont des rivières Wei et Bailongjiang, dans la province de Gansu. Cependant, l’étude a également montré la possibilité de nouvelles zones propices découvertes grâce la modélisation. De plus, les modèles permettent de définir qu’avec l’évolution climatique, la zone propice à la culture de C. pilosula présente une tendance à l’expansion vers le Nord et qu’elle atteindrait son expansion maximum en 2070 avant de décroitre du fait des différents facteurs géographiques.
Source :
– https://www.nature.com/articles/s41598-023-46546-6
– https://www.researchgate.net/publication/356438206
- Fritillaria cirrhosa D.Don 川贝母 chuan bei mu (voir plus haut), croit naturellement sur les plateaux montagneux à l’ouest du Sichuan. La modélisation de l’évolution climatique montre que sa zone de culture pourraient évoluer dans les décennies à venir.
Source : https://doi.org/10.3389/fpls.2021.749838
Conclusion
Dans tous les cas de figue étudiés, le soin porté aux quatre piliers que sont la préservation des milieux naturels, la connaissance des besoins écologiques et symbiotiques des plantes, la transmission des savoir-faire traditionnels et la conservation d’une biodiversité génétique résiliente permettra éventuellement de conserver à long terme le patrimoine vivant porté par les plantes médicinales.